Chapitre treize
Le lendemain, Venart se mit en route pour le quartier des cordiers, la tête bourdonnante et la bourse pleine.
C'était une partie de la ville qu'il fallait absolument visiter. L'endroit était dégagé, avec de larges rues, un des rares lieux dans la Cité où l'on pouvait contempler les bâtiments sans être gêné par des colonnes sans fin de chariots. En raison du faible trafic, il y régnait une atmosphère paisible, semblable à celle d'un parc, seulement gâtée par l'odeur nauséabonde du goudron. Les rues étaient certes larges mais on ne pouvait pas marcher en leur milieu ; il fallait longer les murs en essayant de ne pas gêner les cordiers qui tressaient les écheveaux. Ils les tendaient sur de petits poteaux de bois placés de chaque côté de la chaussée. Ils enroulaient dix, douze et parfois même trente torons de lin de qualité pour obtenir une seule corde, solide et flexible. Au premier coup d'œil, cela ressemblait à la toile d'une gigantesque araignée peu portée sur le rangement.
Fort de ses nouvelles connaissances en la matière, Venart avait décidé de passer sa commande chez un dénommé Vital Ortenan. L'Îlien se souvenait de l'avoir entendu se vanter de son talent pour fabriquer de longues cordes à partir de crin de cheval. Il le trouva assis à l'extérieur de son échoppe, les pieds posés sur un des poteaux de bois et une chope de cidre à la main.
— Bonjour, dit Venart brusquement. Je pense que vous vous souvenez de moi. J'aimerais vous acheter des cordes.
Ortenan le regarda.
— Ça m'étonnerait bien !
— Je vous demande pardon ?
— J'ai dit que ça m'étonnerait, répéta Ortenan en se grattant l'oreille. Il n'y a pas de cordes à vendre aujourd'hui, désolé.
Venart fronça les sourcils. Il connaissait la plupart des manœuvres habituelles destinées à accrocher un client, mais celle-ci en était sûrement une nouvelle.
— Qu'est-ce que vous voulez dire par « pas de cordes à vendre », demanda-t-il. Vous en aviez des tonnes entreposées ici hier.
— C'est vrai, dit Ortenan. Mais c'était hier. Une heure avant la fermeture, une bande de types du gouvernement sont arrivés et ont tout acheté, jusqu'au dernier centimètre. (Sa mine s'assombrit tandis qu'il repensait à la scène.) Ils m'ont donné un bout de parchemin disant que je serai payé au tarif en vigueur le moment venu. En d'autres termes, ils ont réquisitionné ma marchandise. C'est pas merveilleux, ça ?
Venart se retrouva les bras ballants.
— Mais… Et vos collègues ? Il doit bien y en avoir un qui a encore…
Ortenan secoua la tête et répondit sur un ton sinistre :
— Ils sont passés sur le quartier comme un nuage de sauterelles. Ils nous ont tous dépouillés. Ils ont dit que c'était pour les catapultes, ajouta-t-il comme si cette explication était l'excuse la plus idiote qu'il ait jamais entendue. J'ai bien peur que vous n'ayez pas de chance, l'ami. Vous auriez dû conclure l'affaire hier, comme je vous le disais. Aujourd'hui, vous auriez vos cordes et moi, mon argent.
Venart réfléchit un moment.
— D'accord, dit-il, mais pourquoi ne vous remettez-vous pas à en fabriquer au lieu de rester les fesses sur votre chaise ? Ils ont aussi pris les matières premières ?
— Non, mais pourquoi est-ce que je me fatiguerais ? Je dois vendre au gouvernement toute ma production sinon ils me jetteront dans un cul-de-basse-fosse et me feront payer une putain d'amende. Tout ça à cause de ce prétendu état d'urgence. (Il eut une moue méprisante et cracha par terre.) Eh bien, ils savent ce qu'il leur reste à faire. Quand je verrai de l'argent – du vrai, pas des bouts de papier – alors je pourrai envisager de reconstituer mon stock. En attendant, ils peuvent aller se toucher. Les crins ne s'abîmeront pas parce qu'ils restent une semaine au fond de l'entrepôt.
Une visite rapide du quartier confirma les dires d'Ortenan. Il ne restait plus rien à vendre sinon quelques centaines de mètres de corde détrempée et moisie que les envoyés du gouvernement n'avaient pas voulue. Venart décida qu'il n'était pas vraiment intéressé. Découragé, il retourna à l'auberge.
— C'est très ennuyeux, dit Vetriz lorsqu'il lui raconta ce qui s'était passé. Après tout le temps et l'énergie que tu as dépensés à étudier le sujet. Alors que si tu avais fait la bêtise d'acheter le premier lot qui se présentait, tu aurais maintenant le monopole quasi mondial du commerce de la corde. Et tu pourrais la vendre à des prix faramineux.
Venart lui lança un regard mauvais et elle éclata de rire.
— Je suis fort aise que tu trouves ça drôle, dit-il sèchement. J'espère que le fait de rentrer avec les cales vides ne ternira en rien ton hilarité.
— Mais cela n'arrivera pas, n'est-ce pas ? répliqua Vetriz. Tout ce que nous avons à faire, c'est acheter autre chose. Ça ne t'était pas venu à l'esprit ?
Venart s'assit et retira sa botte gauche. Quelque chose de pointu s'y était logé en revenant du quartier des cordiers.
— Oh, bien sûr ! Et à quoi penses-tu exactement ? Tu as sûrement passé ton temps à étudier les marchés en secret pendant que je m'échinais frivolement à gagner de l'argent pour que tu puisses…
— Il y a plein de produits que nous pouvons acheter, dit Vetriz d'un ton si patient qu'il en était vraiment exaspérant. Tant que nous pouvons obtenir un bon prix.
— D'accord ! Que proposes-tu ?
Vetriz répondit immédiatement :
— Des tapis !
— Des tapis ?
— Des tapis. (Elle contempla ses ongles un instant avant de poursuivre :) D'où viennent tous les tapis que l'on trouve sur Île ?
Venart réfléchit.
— De Blemmyra. Directement, ajouta-t-il.
— Bien. Mais ce que tu n'as peut-être pas remarqué – parce que tu étais trop occupé à te farcir le crâne de renseignements sur tes cordes et tes ficelles à douze brins pur lin et je ne sais quoi encore –, c'est que les tapis de Blemmyra qu'on vend ici sont de meilleure qualité que ceux qu'on trouve chez nous. Et ils sont presque trois fois moins chers.
Venart se gratta la tête.
— Ah bon ? Tu en es sûre ?
— Bien sûr que j'en suis sûre ! J'en cherchais un hier pour remplacer la loque moisie qui est accrochée au mur de ma chambre. Il se trouve que j'ai remarqué le prix et que j'en ai parlé à Athli, qui m'a tout expliqué. Tu vois, les Blemmyriens achètent tout leur vin dans le Mesoge et ils le transportent dans leurs propres tonneaux pour réduire les frais, et parce que les douves de tonneau sont bien moins chères dans la Cité étant donné que les Hésichiens les utilisent comme lest pour leurs gros navires de transport. Elles ne coûtent ainsi presque rien aux Périmadeiens. Ils les échangent donc aux Blemmyriens contre des tapis qu'ils peuvent ensuite vendre bien meilleur marché que nous. Et comme ils sont encore plus tatillons que nous sur la marchandise, ils insistent pour avoir des pièces de qualité. Nous récupérons tous les tapis que les Périmadeiens ne veulent pas. (Elle bâilla.) On appelle ça « le commerce international », ajouta-t-elle sur un ton horripilant. Tu devrais t'y intéresser quand tu auras fini d'étudier la corderie.
— Des tapis, dit Venart. Parfait ! Et as-tu réfléchi au nombre de tapis que nous réussirons à bazarder dans notre trou perdu et si pittoresque ? La demande y est relativement limitée, tu es au courant ?
— Elle pourrait se développer, répliqua Vetriz. Si nous importons de jolies pièces et si nous les vendons à un prix correct. Nos concitoyens n'ont pas envie de se faire détrousser comme au coin d'un bois pour de la camelote de second choix, et on ne peut pas le leur reprocher. Alors que s'il s'agit de tapis décents…
Venart secoua la tête.
— Je ne vais pas jouer notre trésorerie sur une vague théorie que toi et ta nouvelle copine avez concoctée en faisant les magasins, grogna-t-il. Ce que, moi, je vais faire, c'est essayer de rencontrer ce type, ce Loredan, si c'est possible.
Vetriz leva brusquement les yeux vers lui.
— Loredan ? Pourquoi ?
— Il est le seul membre du gouvernement que nous connaissons, répondit Venart. Réfléchis un peu, tu veux bien ? Ils achètent toute la corde disponible dans la ville, mais il y en a une bonne partie qui ne peut pas être utilisée pour les catapultes. Il est donc probable qu'ils vont vendre ce qui ne leur sert pas comme surplus. (Un sourire satisfait éclaira son visage.) À moins que quelqu'un leur fasse une proposition d'abord. De la corde de la meilleure qualité vendue à un prix intéressant par le gouvernement ? « Oui, monsieur, c'est de la deuxième main, mais je peux vous affirmer que le propriétaire précédent en prenait grand soin. » Le secret du commerce international, c'est de savoir repérer la bonne affaire qui se cache derrière chaque catastrophe. Et d'en connaître un minimum sur l'objet qu'on négocie. Dans mon cas, c'est la corde. À plus tard ! Ne t'éloigne pas !
Ses arguments lui avaient semblé convaincants lorsqu'il les avait exposés à Vetriz. Ils l'étaient encore quand il arriva devant les bâtiments du Conseil. Après une heure d'attente devant le bureau d'un clerc pour recevoir une note l'autorisant à en voir un second dans l'aile opposée, il estimait son projet insensé. Il avait atteint le point où il aurait gaiement échangé les profits hypothétiques de la vente de ces cordes contre un plan des lieux avec les sorties marquées en rouge. Ce fut à ce moment-là qu'il faillit butter contre une personne qu'il crut reconnaître.
— Excusez-moi, dit l'homme. Je ne regardais pas où j'allais.
— Vous êtes Bardas Loredan, s'exclama Venart. Je venais justement vous voir !
— Eh bien, me voici, répondit Loredan. J'ai l'impression que je vous ai déjà vu quelque part ? Mais je n'arrive pas à remettre le doigt dessus.
— Nous nous sommes rencontrés dans une taverne. J'étais en compagnie de ma sœur. Vous veniez juste de gagner un procès contre un nommé Alvise.
— C'est ça, dit Loredan en souriant. Il me semblait bien qu'il y avait un rapport avec une taverne. C'est là que je rencontre généralement les gens mais j'essaie de tout cœur de les oublier ensuite. Que puis-je faire pour vous être utile ?
Brusquement, l'envie féroce de négocier abandonna Venart. Ce qu'il s'apprêtait à proposer était probablement illégal, inconvenant et moralement douteux. Sa démarche témoignait d'un manque flagrant de perspectives à long terme : il trouvait un contact dans les plus hautes sphères du gouvernement de la Cité et il allait s'aliéner cette personne dans l'espoir de réaliser rapidement un profit ridicule sur un tas de cordes. Mais il était trop tard pour faire marche arrière maintenant. Il inspira profondément et se lança dans son boniment de marchand en prenant soin de le truffer de « si vous pensez que cela ne pose aucun problème » et autres « dans la mesure où cela reste dans les limites de la légalité ». Il finit par s'interrompre et resta nerveusement à se dandiner en attendant que Loredan appelle la garde.
— Ma foi, dit Loredan après un moment. Votre proposition me tirerait certainement d'une position délicate. Les imbéciles du bureau de l'intendant aux armées étaient seulement censés faire un inventaire, et pas rapporter tout ce bazar sur des chariots. Nous nous trouvions devant un choix difficile : soit il nous fallait restituer ce que nous ne pouvons pas utiliser – ce qui n'aurait guère été facile étant donné qu'ils n'ont pas pris la peine de noter le nom des propriétaires sur les caisses, soit il fallait payer les assignats quand les cordiers se présenteraient pour toucher leur argent. Dans les deux cas, c'était la pagaille assurée. Votre proposition me semble donc être une bonne idée. (Il fit une pause.) Avez-vous dit que vous vouliez acheter une partie de l'ensemble ou tout le lot ? Je vous avouerais que je serais plus enclin à accepter si vous pouviez me débarrasser de tout le superflu d'un seul coup.
Venart passa la langue sur ses lèvres qui s'étaient considérablement desséchées.
— Je serai certainement intéressé par la totalité, dit-il en ignorant la petite voix qui protestait énergiquement dans sa tête. Tout dépendra bien sûr du… euh… prix.
Loredan hocha la tête.
— Il dépendra uniquement d'une évaluation. Les experts de l'Intendance vont estimer la somme que nous devrons régler aux cordiers, vous nous la versez, notre comptabilité sera alors équilibrée, et nous pourrons oublier jusqu'à ce fâcheux malentendu. Si j'ai bien compris, il me semble que la règle qui prévaut en matière d'achats faits par le gouvernement, c'est de couper la poire en deux : ils font une moyenne entre le prix payé à réquisition et le prix qu'en auraient tiré les vendeurs s'ils avaient eux-mêmes négocié leurs produits sur le marché. J'espère que le système vous convient parce que je n'aurai pas l'audace de descendre plus bas.
L'intégralité du stock de cordes de qualité inférieure et moyenne de Périmadeia, à un prix plus bas que celui du marché…
— C'est parfait, marmonna Venart. Oui, vos conditions me conviennent très bien.
Loredan eut l'air vraiment soulagé.
— Eh bien, voilà un sujet d'inquiétude en moins, dit-il en se massant les tempes comme s'il avait la migraine. Quelle chance j'ai eue de tomber sur vous ! Oh, autre chose ! Si vous pouviez nous verser, disons, un quart immédiatement et le solde dans un mois, cela faciliterait les démarches. Vous savez, je commence à ne plus faire la différence entre l'ennemi et les comptables de l'Intendance. Je tremble devant les deux mais les comptables savent où j'habite.
Venart réfléchit au temps qui lui serait nécessaire pour prendre une hypothèque sur son navire. Il déglutit péniblement avant de répondre :
— Cela ne pose aucun problème.
— Vous êtes sûr ?
— Je peux sûrement vous verser vingt-cinq pour cent tout de suite, si cela vous facilite le travail. Sous réserve des résultats de l'évaluation, ajouta-t-il précipitamment.
— Magnifique ! s'exclama Loredan. (Il ferma les yeux et les rouvrit comme si la lumière le gênait.) J'ai une petite migraine matinale assez pénible, expliqua-t-il. Si vous êtes disponible, nous pouvons nous rendre au bureau de l'Intendance tout de suite et nous débarrasser de la paperasse. Cela vous convient-il ou avez-vous d'autres obligations ?
Que les dieux bénissent les services du gouvernement, pensa Venart en suivant Loredan à travers le labyrinthe de couloirs et de cloîtres. Ces services d'une telle incompétence et d'une richesse inépuisable. Je peux vendre tout le lot avant même de devoir payer le solde. Je me demande s'ils ont d'autres produits dont ils cherchent à se débarrasser.
— Ils vont faire l'évaluation aujourd'hui, dit-il à Vetriz après être rentré à l'auberge, et nous remettront les cordes demain. Ils vont même les transporter en chariot jusqu'aux quais et les charger à bord à notre place, tu imagines ? Ils ont accepté l'argent que j'avais sur moi comme acompte alors, dès que les cales seront pleines, on pourra rentrer à la maison et commencer à les vendre. Je n'arrive pas à y croire ! Quand je pense à la manière dont ça s'est déroulé, je me dis que les miracles existent vraiment.
— C'est parfait, dit Vetriz. Tu as donc dépensé tout l'argent ?
— Bien sûr que j'ai dépensé tout l'argent. Tu crois que j'allais laisser passer une occasion pareille me filer entre les doigts en discutant le montant de l'acompte pour économiser une misère ?
Vetriz hocha la tête.
— Je vois. Si je résume la situation correctement, tu t'es engagé à acheter toutes les cordes de la ville, sauf celles de bonne qualité qu'ils gardent pour leurs catapultes, et tu ne connais même pas le prix que tu vas devoir payer. Et maintenant, il n'y a plus un sou à investir dans mon projet de tapis. Parfait ! Après tout, c'est toi l'homme d'affaires.
Soucieux de ne pas transformer sa vie en enfer, Venart décida qu'il n'avait pas entendu cette dernière remarque. Il continua :
— Si ça marche, eh bien, qui sait ? Si ça se trouve, nous pourrons le refaire avec un autre produit. Il semblerait qu'il règne une pagaille totale au bureau de l'Intendance aux armées. Ils récoltent tout et n'importe quoi à gauche et à droite et paient les marchands avec des petits bouts de parchemin. Songe à ce qu'ils vont peut-être acheter la prochaine fois, du bois, des clous, de la fonte…
— Tu ne m'as pas dit que Loredan avait la migraine, le coupa Vetriz.
— Quoi ? Ah oui ! Je crois bien. Ça explique sûrement pourquoi il voulait que cette histoire se règle aussi vite ; il avait sûrement envie d'aller s'allonger. Mais pourquoi diable me parles-tu de ça ?
Vetriz haussa les épaules.
— Ça m'intéresse, c'est tout. Je crois me souvenir que j'avais un solide mal de crâne le jour où nous avons vu le Patriarche.
— Hein ? Eh bien, c'est pas de veine. Je suis vraiment désolé. C'est sûrement en rapport avec le temps. Une tempête doit approcher ou quelque chose comme ça. Enfin mince, Vetriz ! Je croyais que tu serais contente en apprenant la nouvelle.
— Je le suis, je le suis, dit-elle distraitement. C'est un joli coup. Espérons seulement que tout ira bien. Tout notre argent est en jeu. C'est drôle, tu as parlé de miracle. On dirait que nous n'arrêtons pas d'avoir de la chance depuis quelque temps. (Elle sourit.) Peut-être que ce charmant Patriarche nous a lancé une bénédiction. Ce serait amusant, tu ne trouves pas ?
Du haut de la pente qui dominait le nouveau camp, Temrai pouvait voir la Cité. Assez curieusement, il avait l'impression de revenir chez lui.
Il faisait cliqueter dans sa main deux jetons de comptable. Ils provenaient du pillage d'une caravane de marchands qui avaient fait l'erreur de croire que les bruits faisant état de la progression du clan n'étaient que les habituelles rumeurs alarmistes et infondées. C'était un coup de chance : ce jeu de jetons et la table de calcul allaient sûrement se révéler aussi utiles qu'une compagnie de cinq cents archers quand les dés seraient lancés. Il avait appris les règles de base du calcul lorsqu'il était dans la Cité. Le clerc de l'arsenal chargé des salaires n'avait été que trop heureux de montrer ses talents à quelqu'un qui était prêt à l'écouter. Ce besoin de disséminer le savoir utile était une caractéristique qui rendait les Périmadeiens si sympathiques et qui se révélait d'un grand secours.
C'étaient de jolis objets, de surcroît. Les armoiries de la Cité étaient gravées sur une face. L'autre représentait à peu près le paysage qu'il était en train de contempler : la ville dans toute sa force et toute sa splendeur, repue comme un seigneur, tapie derrière ses remparts garantis infranchissables, adossée à la mer et retranchée derrière le fleuve qui, faisant office de douves, tenait à distance les éléments turbulents des plaines. Bien, songea-t-il, il faudra que je prenne bien soin de ne pas les égarer, peut-être qu'un jour quelqu'un voudra savoir à quoi la cité ressemblait avant que Temrai la rase.
Temrai, Temrai le quoi ? Temrai le Grand, Temrai le Magnifique, Temrai le Terrible, Temrai le Cruel ? Il aurait bien opté pour Temrai ier, ou bien Temrai tout court. Mais les chefs-tout-court ne détruisent pas la plus grande cité du monde.
Encore fallait-il que ce soit possible, évidemment. Il n'avait aucune garantie de succès dans son entreprise. La pensée qu'il pouvait échouer était presque rassurante : si cela arrivait, il n'y aurait pas de Temrai le Ravageur de Cités ou de Temrai le Boucher.
Et Temrai l'Ingénieur ? Il trouvait que le nom sonnait plutôt bien, mieux que Temrai le Grand, et il n'y avait même pas de comparaison avec Temrai le Massacreur. Il y avait bien Temrai, Celui-Qui-A-Les-Yeux-Plus-Grands-Que-Le-Ventre, mais ce n'était pas vraiment le nom qu'il avait envie de laisser à la postérité.
En contrebas, un groupe d'enfants tissaient des tapis devant sa tente, des tapis qui seraient trempés dans l'eau et placés sur les châssis des engins de siège afin d'empêcher l'ennemi d'y mettre le feu avec des flèches incendiaires – enfin, en théorie. Les gamins travaillaient sur un grand métier à tisser vertical, accroupis sur une planche soutenue par les barreaux de deux échelles disposées aux extrémités. Elle pouvait ainsi être surélevée au fur et à mesure que l'ouvrage progressait. Les enfants faisaient passer le fil de la trame entre les rangées de nœuds, leurs petites mains se déplaçant plus vite et plus sûrement que celles d'un adulte.
Devant eux, la vieille femme chargée de la supervision leur indiquait les points à faire en chantant d'une voix forte et ils répétaient après elle comme s'ils répétaient une leçon bien apprise. Elle ne pouvait pas s'empêcher d'y inclure un motif bien que ces tapis soient destinés à un usage militaire, pour servir de boucliers et être brûlés ; elle ne connaissait sans doute pas d'autre moyen de les fabriquer et leur confection aurait pris plus de temps s'ils avaient voulu les faire sans fioritures. Temrai pensa malgré lui que la situation devenait vraiment bizarre quand même les vieilles femmes, les enfants et le tissu d'ameublement étaient mobilisés pour l'effort de guerre.
Temrai le Tisseur de Tapis… Il se retourna et fixa la ville comme si son regard ardent pouvait faire fondre les remparts. On dirait peut-être un jour que c'était exactement ce qu'il avait fait. Eh bien, voyons ! Et le jour où les rêveurs serviraient de projectiles aux catapultes, il serait le premier à voler… Il avait assez rêvassé pour ce matin. Il avait du travail à faire.
« Raconte-nous encore une fois, mamie. Raconte-nous encore quand tu étais une petite fille et que tu as aidé à tisser les tapis pour que Temrai puisse s'emparer de la Cité. »
Sur la rive où le camp était installé, il y avait quelque chose dont il sentait qu'il pouvait être vraiment fier : une rangée de trébuchets encore luisants de poix destinée à les imperméabiliser et à empêcher les joints de sauter. Ils se dressaient comme un troupeau de pur-sang attendant d'être domptés dans un enclos. Leurs bras étaient dressés haut dans le ciel. À leur extrémité, la poche destinée à recevoir la pierre ressemblait à un étendard au repos avant le signal de l'attaque. Chaque engin était capable de lancer un projectile de cent vingt-cinq kilos à près de deux cent cinquante mètres. Mais il fallait un nombre incroyable de servants pour réussir à remonter le bloc de onze tonnes qui servait de contrepoids et la cadence de tir était donc beaucoup moins élevée que celle des catapultes. Ces dernières seraient bientôt prêtes – dès que les cordes seraient tressées. Malédiction ! Comment va-t-on bien pouvoir fabriquer ces maudites cordes ? Il faut tellement de crin de cheval et nous disposons de si peu de temps. Les différentes pièces des béliers et des tours de siège étaient soigneusement empilées, prêtes à être assemblées. Le reste du matériel – ce que l'ennemi ne devait voir à aucun prix avant le dernier moment – ne tarderait pas à arriver par le fleuve, emballé, pour qu'on ne puisse pas deviner à sa forme de quoi il s'agissait. Dans peu de temps, le clan aurait suffisamment de flèches – taillées dans du bois vert et empennées avec des plumes de canard ; les Périmadeiens vont mourir de rire en les voyant ! –, d'arcs, d'armures, de chevaux, de nourriture, de chemises, de bottes, de ceintures, de casques et de sangles pour les maintenir en place sur les crânes, d'épées, de poteries, suffisamment de toutes ces maudites choses indispensables pour préparer une guerre. Maintenant que son chef disposait de jetons de comptable, le premier recensement intégral de la population du clan serait rapidement achevé. La grande machine de guerre qu'il avait assemblée et dont il avait armé le bras allait se mettre en branle. Elle allait frapper et rien ne serait plus comme avant.
Il songea sombrement que cela aurait pu être pire. J'aurais pu encore habiter la cité au moment de l'attaque.
Quelqu'un toussa poliment derrière lui. C'était le jeune garçon – impossible de me rappeler son nom – qui dessinait les cartes. Il avait l'air très fier de ses œuvres, et il avait des raisons de l'être : les informations étaient soigneusement notées sur le parchemin, claires et précises ; tout ce que vous aviez besoin de savoir sur la configuration du terrain était disponible d'un seul coup d'œil. Temrai lui sourit de manière encourageante. Le garçon le remercia et porta ses cartes en bas de la colline jusqu'à la tente de commandement où attendait le conseil de guerre. Il était temps que le chef du clan rejoigne ses membres. Encore une réunion ! C'était la troisième de la journée…
Un jeune garçon ? Où ça ? Par tous les dieux, ce gamin est plus âgé que moi ! Il est pourtant si plein de déférence, si respectueux. Je me demande bien quel genre d'homme je suis en train de devenir au milieu de tous ces événements qui vont marquer l'histoire ?
L'oncle Anakai se leva quand Temrai écarta les pans de la tente pour entrer. Cette attitude parut très étrange et gênante au jeune chef. Mais le vieil homme avait réagi instinctivement. Il sait peut-être quelque chose que j'ignore, songea Temrai. Il décida de ne pas s'en inquiéter. Il s'assit à même le sol, bâilla et demanda s'il y avait de quoi manger.
— N'importe quoi sauf du canard salé, ajouta-t-il en voyant Mivren se pencher pour ouvrir le couvercle de son panier. Il ne faut pas abuser des bonnes choses. Et le canard salé à tous les repas, c'est… Allez, il doit bien y avoir un peu de fromage ou autre chose.
Quelqu'un lui tendit un morceau de fromage et une pomme. Il se jeta dessus tandis que les chefs des différentes équipes faisaient leur rapport sur l'avancement des travaux. Dans l'ensemble, les nouvelles étaient satisfaisantes. Les problèmes qui hier encore paraissaient insurmontables semblaient désormais moins épineux. Les différentes équipes arrivaient à coopérer et personne n'avait encore posé la question : « Mais pourquoi faisons-nous tout ça ? »
Les fabricants de flèches avaient réussi à transformer le bois vert en traits qui volaient droit. Au moment où le clan allait manquer de cuir pour couvrir les béliers et les tours de siège, un groupe de chasseurs que tout le monde avait oublié depuis des semaines était brusquement revenu au camp en aval avec quarante mules chargées de peaux de cerf – il avait rencontré par le plus grand des hasards un troupeau de grands cervidés qui ne se montraient dans ce coin des collines qu'une fois tous les quarante ans. Les animaux n'avaient pas l'habitude de croiser des humains et ils s'étaient laissé abattre, le regard vide, incapables de mesurer le danger alors que leurs semblables tombaient les uns après les autres autour d'eux. Un autre groupe avait découvert une combe où poussait une grande quantité d'osier. Le clan était passé à proximité pendant des années sans s'apercevoir de son existence. C'était la matière première idéale pour tresser des boucliers et des paniers, et il y en avait suffisamment pour fournir le clan pendant plus d'une génération. Une crue subite quelque part en amont avait entraîné l'occlusion de la rivière ; dans le lit asséché qui voyait pour la première fois la lumière du jour, des éclaireurs avaient découvert une couche d'argile de la meilleure qualité. C'était exactement ce qu'il fallait pour fabriquer les jarres à paroi fine mais dense dont Temrai avait besoin pour l'arme secrète dont personne ne devait encore soupçonner l'existence. Au moment où le clan s'apprêtait à abandonner les recherches en vue de trouver un stock de naphte, un groupe envoyé en maraude avait tendu une embuscade à une caravane de marchands qui en transportait dix chariots pleins. Quand les commerçants se rendirent compte que non seulement ils n'allaient pas connaître une fin horrible, mais qu'en plus leurs assaillants souhaitaient connaître le prix de leur marchandise, ils avaient coopéré avec un grand enthousiasme. Cela déboucha sur un marché on ne peut plus satisfaisant : ambre non poli contre naphte. La première livraison avait été effectuée l'avant-veille au dépôt en aval. De quoi vous faire croire aux miracles.
Temrai écouta toutes ces nouvelles réjouissantes. Il y réfléchit un moment et annonça ensuite qu'à un rythme pareil, ils seraient prêts à gagner le camp de guerre d'ici une semaine ou deux. Quelqu'un lui fit remarquer que c'était peut-être un peu précipité. Ne pouvait-il pas aller jusqu'à vingt jours ? Un autre répliqua qu'ils devaient pouvoir y arriver en deux semaines si tout le monde retroussait ses manches. Il y eut un débat assez bref, quelques compromis et tout le monde tomba d'accord sur seize jours. Ce serait la pleine lune, ce qui était idéal pour la marche de nuit qu'ils allaient devoir entreprendre s'ils voulaient obtenir un effet de surprise supplémentaire. « Alors ce sera pendant la pleine lune, d'accord ? » « D'accord ! » Et ce fut terminé. Temrai le Grand avait parlé.
Voilà comment les choses arrivent, se dit Temrai lorsque la réunion fut finie. Curieux. Je suppose que c'est moi qui ai pris la décision, mais tout ce que je me rappelle, c'est d'avoir été assis là, la bouche pleine de fromage, quand quelqu'un a dit : « Alors ce sera pendant la pleine lune. » Et maintenant, le sort en est jeté. D'une façon ou d'une autre, ce qui doit arriver arrivera. Et toute la gloire retombera sur moi. La gloire ou l'opprobre, nous verrons bien.
Il écarta les pans de la tente pour sortir et cligna des yeux dans la lumière vive du soleil. Quelques instants plus tard, un homme arriva en courant pour lui annoncer qu'on avait un besoin urgent de lui pour régler un problème technique sur les roues crénelées des mangonneaux. Ah, encore du bricolage en perspective ! Voilà qui me convient davantage. Il hocha la tête, jeta le trognon de pomme qu'il tenait encore et demanda au messager de lui montrer le chemin.
— Et qu'est-ce que ce truc est censé être ? demanda Loredan.
L'ingénieur lui lança un regard peiné.
— C'est le pylône du treuil du pont-levis, répondit-il. Il fonctionne parfaitement. Je m'en suis assuré moi-même l'autre jour.
— Je vois, dit Loredan. (Il donna un petit coup de pied au poteau : la structure en bois vibra et une pièce tomba par terre.) Réparez-moi ça, dit-il avec lassitude, et convenablement cette fois. Et ne prenez pas la peine de m'expliquer que ce sera difficile, je ne veux pas le savoir.
Du haut de la tour qui protégeait la porte ouest, il aperçut un reflet sur les hauteurs, à moins de dix kilomètres en aval. La pointe d'une lance, un casque ou peut-être simplement une marmite soigneusement briquée qui avait renvoyé un rayon de soleil au moment où il regardait dans cette direction. Sa bouche se contracta convulsivement et il fit semblant d'ôter un chapeau pour saluer poliment.
En dehors des détails qui restaient à régler, comme la structure branlante qu'il venait de découvrir et autres petits problèmes, les Périmadeiens étaient aussi prêts qu'on pouvait l'être. De l'endroit où il se tenait, Loredan pouvait voir les maçons démonter leurs échafaudages autour des nouveaux bastions plantés avec audace sur le lit rocheux du fleuve. Cette construction résultait d'un projet téméraire mais confiant, et cela semblait avoir marché : pour l'instant, aucun ne s'était encore effondré. Deux machines de guerre – on en installerait une sur chacun de ces nouveaux blocs de pierre massifs – permettraient d'élargir considérablement le champ de tir, d'éliminer deux angles morts notoires et de repousser efficacement la zone de sécurité de cinquante mètres. Cela signifiait que tout ce qui se trouvait à moins de trois cents mètres de distance des remparts était à portée de tir. Et il n'y avait déjà pas beaucoup d'archers capables de tirer une flèche à plus de deux cent cinquante mètres dans les tournois, alors en plein milieu d'une bataille avec des pierres de vingt-cinq kilos en train de pleuvoir…
Il s'autorisa un moment à admirer les nouveaux bastions : ils étaient exempts de tout dégât causé par les intempéries, leurs angles étaient encore saillants, épargnés par l'érosion ; le mortier entre les blocs était légèrement foncé là où il n'avait pas eu le temps de sécher. Ils étaient la première adjonction d'importance aux murailles depuis quoi ? Cent ans ? Cent cinquante ans ? Il était agréable de penser que dans un siècle, les gens les montreraient du doigt en les appelant les tours de Loredan ; on raconterait peut-être aux visiteurs fascinés et humblement respectueux quelques épisodes de la guerre de Loredan et comment ses ennemis n'avaient jamais eu la moindre chance.
Non, mais, tu t'entends ? On dirait que tu commences à penser comme eux. Il s'agenouilla et saisit la pièce de bois devant servir de support à la nouvelle machine de guerre qu'on installerait dans l'après-midi. Il ne réussit pas à la bouger. Elle ferait l'affaire. Il se releva et regarda autour de lui. Il visualisa le champ de tir d'un engin placé sur ce bastion. Il essaya de s'imaginer à quoi cela ressemblerait quand la catapulte serait en place avec le treuil destiné à charger les munitions. Y aurait-il encore suffisamment de place pour passer sans difficulté sur le chemin de ronde ? Il fallait que les soldats puissent se déplacer aisément en haut des remparts pendant une bataille. Loredan ne tenait pas à devoir régler des problèmes d'embouteillages plus tard. Comme le disait Maxen : « La pire chose qu'un général puisse dire c'est “je ne l'avais pas prévu”. »
Il se souvint alors de Maxen avec tant de netteté qu'il crut presque le voir à côté de lui, debout en haut des murailles. Il se souvint de son visage large et rond, de sa barbe dont les poils refusaient de pousser au-delà d'une longueur de deux centimètres, avec une zone presque dégarnie au milieu du menton. Il se rappela sa manière de garder le silence pendant une seconde ou deux quand on venait de lui dire quelque chose et le petit hochement de tête qui s'ensuivait inévitablement, vers le bas, légèrement sur le côté. Il agissait toujours ainsi, qu'on lui annonce que le camp était envahi ou que la soupe était prête. Le colonel se demanda ce que le général aurait fait s'il avait été chargé de la défense de ces murs. Il espéra que ses décisions n'auraient pas été très différentes des siennes, mais il en doutait.
Et puis il songea que toute cette histoire était la faute de Maxen quand on y réfléchissait un peu. C'était sa faute parce qu'il avait fait son métier. Il l'avait fait aussi bien que possible avec les moyens dont il disposait. Il l'avait fait héroïquement bien. Mais si on imaginait un instant que cette tâche n'était pas nécessaire, qu'elle n'aurait pas dû être accomplie ? Si nous ne risquons rien à rester tranquilles derrière nos murs aujourd'hui, pourquoi en aurait-il été autrement avant ? Il n'y avait nullement besoin de faire la guerre dans les plaines. Il n'y avait nullement besoin de faire ce que nous avons fait. Quand nous avons interrompu ces raids contre les clans, la situation n'a pas subitement empiré. Nous ne nous sommes pas retrouvés soudainement envahis par des sauvages hurlants, défonçant les portes de la ville pour s'en prendre à nos femmes et à notre linge de maison.
Mais Maxen avait fait son travail et n'avait jamais laissé entendre à quiconque que sa tâche n'avait pas lieu d'être. Parce que voici ce qu'était Maxen : le seul et unique général de la Cité. Avait-il accepté de rester dans les plaines à gaspiller sa vie et celle de ses soldats pour cette raison ? Parce qu'il ne savait rien faire d'autre, parce qu'il ne supportait pas la perspective de devoir quitter l'armée à cinquante-cinq ans pour essayer de se trouver un métier convenable ? Quel genre d'homme peut bien raisonner ainsi, s'obstiner dans l'art d'exterminer son prochain au seul motif qu'il ne sait pas comment gagner sa vie autrement ?
Loredan réfléchit aux implications de son raisonnement. Oui, mais moi j'ai quitté l'armée. Enfin, j'ai essayé. J'ai fait des efforts pour me sortir de ce métier et voilà que j'ai la vie des habitants de la Cité et des hommes des plaines dans le creux de ma main. Bon sang ! Si j'avais encore une once d'humour, je trouverais ça drôle !
Il entendit quelqu'un arriver derrière lui, un bruit de bottes avançant lourdement. Il devina l'identité de leur propriétaire.
— C'est bientôt terminé, dit l'ingénieur Garantzes d'une voix essoufflée par la montée de l'escalier depuis le rez-de-chaussée.
Trop de cidre et trop de travail de bureau.
Loredan songea qu'il pourrait grimper les marches deux par deux et arriver en haut sans même transpirer.
— C'est parfait, dit-il. Je ne pense pas que ce soit trop tôt non plus. (Il montra l'horizon du doigt, là où brillait un reflet.) Combien faudra-t-il de temps pour que les nouvelles machines soient installées ?
Garantzes haussa les épaules.
— Après-demain au plus tard. Elles sont toutes assemblées et prêtes à partir. Nous les produisons au rythme de deux par jour à l'arsenal. Le gros problème, c'est de savoir si nous aurons assez de murs pour les mettre dessus. L'autre problème, c'est que nous ne disposons que de deux grues assez grandes pour les hisser à leur place. (Il sourit d'un air penaud.) Dans l'affolement, nous avons oublié ce détail. Nous en avons deux autres en chantier. Elles seront prêtes demain avec un peu de chance.
Loredan hocha la tête.
— Après-demain, ça ira très bien, répondit-il. Et il en va de même pour les barrières de protection.
C'est lui qui avait eu l'idée de ces barrières. En fait, il avait lu quelque chose à ce sujet bien des années auparavant. D'après le livre, juste avant une bataille navale qui s'était déroulée un siècle et demi plus tôt, les pirates d'Île avaient empêché les troupes de choc périmadeiennes de monter à l'abordage de leurs navires en hérissant chaque côté de pieux inclinés vers l'extérieur. De solides câbles avaient été tendus dessus pour former une espèce de treillis. En conséquence, les échelles d'abordage des soldats périmadeiens étaient venues s'appuyer contre les filins, et non contre les vaisseaux, et chaque assaut s'était soldé par un échec. Loredan s'était dit que la même technique pourrait être appliquée aux remparts. Il y avait donc maintenant une ligne de poteaux de quinze centimètres de diamètre et de deux mètres de long qui formait une saillie en haut des murailles le long de la zone vulnérable susceptible d'être attaquée par des fantassins équipés d'échelles de siège. Au cours des jours suivants, une chaîne en fer serait tendue sur ces pieux. Cette tâche suscitait chez les employés du bureau des Travaux des propos assez vifs : les poteaux surplombaient le fleuve d'une hauteur considérable, et bien peu d'agents étaient enclins à recevoir le privilège douteux de grimper dessus et d'y faire le singe la tête en bas pour fixer les chaînes.
Garantzes soupira.
— Nous ferons de notre mieux, dit-il. Oh, pendant que j'y pense ! J'ai un message pour vous du bureau de l'intendant militaire, de la part de Filepas Nilot. (Il fronça les sourcils.) Je ne suis pas certain d'avoir tout compris, mais je crois qu'il a dit avoir réussi à mettre la main sur les deux millions d'abeilles que vous aviez demandées. Et il doit voir les charpentiers demain pour les toboggans.
Loredan sourit.
— C'est magnifique. Eh bien, dans ce cas, je crois que nous sommes presque prêts. Il ne nous manque qu'un ennemi. (Il se tourna en direction du point où il avait aperçu le reflet.) Et je crois savoir où en trouver un.
Quand l'ingénieur en chef fut parti, Loredan arpenta le haut de la tour. Il essaya encore une fois de voir la ville avec les yeux de ceux qui allaient l'attaquer. C'était un exercice qu'il s'imposait chaque jour depuis que cette maudite histoire avait commencé. Il s'était révélé fort utile mais Loredan ne pouvait pas s'empêcher de penser que quelque chose avait bien dû lui échapper. Il s'était contenté de renforcer les défenses qui étaient déjà en place et il ne pouvait repérer aucun point faible. Et pourtant, son adversaire avait bien dû remarquer quelque chose. Ou alors comment expliquer qu'il vienne à lui avec un tel excès de confiance ? Au fond de lui, Loredan souhaitait ardemment que la bataille commence afin d'avoir enfin ses adversaires en face de lui – parce qu'« un ennemi identifié est le moindre de tes problèmes ». Mais en attendant, il se savait condamné au doute, à chercher et à bâtir des hypothèses jusqu'à ce qu'il repère enfin le défaut de la cuirasse, ce détail qui le ferait jurer et s'exclamer : « Bien sûr ! Comment ai-je pu être aussi idiot ? » Il avait tellement envie de se l'entendre dire avant que l'ennemi soit aux portes de la ville.
Mais ce détail lui échappait. Du sommet de la plus haute tour des fortifications, il ne voyait que les lignes que dessinaient les remparts, les deux branches d'un V dont le sommet était la tour qui commandait les portes et sur laquelle il se trouvait. Elle se dressait devant l'embouchure du fleuve, là où il se séparait pour former l'île sur laquelle la cité était construite. Juste au-dessous de lui se trouvait le pont-levis qui protégeait l'accès par le pont des Bouviers. Ce dernier enjambait le bras est du fleuve à une centaine de mètres de l'endroit où il se divisait, là où il était plus étroit et plus profond. Le pont s'avançait au-dessus de l'eau jusqu'à quinze mètres de la tour – la longueur de la porte du pont-levis – mais, bien avant que l'ennemi soit en position, il ne serait plus qu'un amas chaotique de planches. Le grand trébuchet sur lequel Loredan s'appuyait était réglé pour s'en charger, et il avait la réputation d'être la machine de guerre la plus précise des remparts. Compte tenu de la solidité de la tour et de la profondeur du fleuve à cet endroit, le colonel estimait qu'il y avait peu de risques de rencontrer des problèmes de ce côté-là.
L'autre bras du fleuve s'élargissait progressivement. Il atteignait une centaine de mètres à la pointe de l'île, cent vingt mètres à la hauteur des deux bastions et deux cents mètres à l'endroit où les deux bras se jetaient dans la mer. Les fortifications que Loredan venait de faire ériger avaient été disposées avec soin : ainsi toute la partie du fleuve d'une largeur inférieure à cent cinquante mètres était couverte par les machines de guerre pouvant envoyer un projectile à trois cents mètres.
Avant qu'une attaque soit lancée, Loredan prévoyait d'entasser autant d'engins que possible – des trébuchets à longue portée s'il pouvait en obtenir – sur les remparts des bastions. Et puis, il y avait la seule innovation de son cru, le secret dont il n'avait parlé ni aux membres du Conseil ni même à la plupart des ingénieurs – bien qu'il fît confiance à ces derniers. Grâce à elle, il estimait qu'il avait le contrôle de ces demi-cercles de trois cents mètres de chaque côté de la ville. Et c'étaient les seuls endroits logiques d'où lancer une attaque. Sur le reste des remparts, il y avait des tours placées tous les cent trente mètres, chacune devant bientôt recevoir deux catapultes et un trébuchet renforcés par une garnison de cinquante hommes plus les servants. Plus bas, une machine de guerre plus petite était disposée tous les vingt-cinq mètres sur un chariot inclinable qui lui permettait de lancer son projectile à une distance maximale de deux cents mètres et minimale de cinquante. Loredan ne voyait pas de faille exploitable sur toute la longueur des remparts. Soit le fleuve était trop large, soit on pouvait commander un tir de barrage auquel personne se trouvant à moins de cinquante mètres de la rive ne pourrait survivre.
Il avait même envisagé les hypothèses les plus invraisemblables. Il avait imaginé que l'ennemi creuse un tunnel sous le lit du fleuve pour arriver sous une tour et saper le mur. C'était impossible mais il avait néanmoins pris des précautions pour parer à cette éventualité. Il avait imaginé que les Barbares étaient capables de réunir suffisamment de machines de siège à longue portée pour concentrer les tirs sur une partie des murailles et y détruire les machines de guerre périmadeiennes ; l'arsenal pouvait en produire deux par jour, et presque autant de grandes grues. On pouvait remplacer un engin détruit en une heure, juste le temps nécessaire aux ingénieurs pour consolider les remparts en utilisant les matériaux stockés à cet effet au pied de chaque tour. Si l'ennemi réussissait à lancer des boules de feu par-dessus les murailles, les pompiers seraient prêts à intervenir. Il avait même envisagé l'idée de soldats projetés en l'air par les trébuchets et redescendant en planant avec des ailes artificielles fixées aux bras, et il avait pris des mesures adaptées. Maintenant, il fallait bien avouer que ça, ce serait du spectacle.
Et imaginons que les hommes des plaines aient simplement l'intention de l'avoir à l'usure : des machines de guerre rassemblées en masse qui martèleraient les remparts jour et nuit jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à consolider et plus de matériaux pour le faire. Ils pouvaient toujours essayer, mais ils en seraient pour leurs frais. Avant même que la poussière soulevée par un impact retombe, ses maçons auraient installé dans la brèche de petits murs de pierres sèches soutenus par des échafaudages sur lesquels on déploierait de nouveaux engins. Quant aux réserves, le monde s'étendait de l'autre côté de la mer, prêt à inonder la cité de bois, de mortier et de pavés déjà taillés en échange de pièces sonnantes et trébuchantes frappées aux armes de la Cité et universellement appréciées.
Un gamin de dix ans serait capable de commander l'organisation de la défense et des femmes et des enfants pourraient tenir ces murs indéfiniment, à condition qu'ils soient assez nombreux pour actionner le treuil des trébuchets. Les choses sont telles qu'une souris n'arriverait pas à pénétrer dans la ville.
C'est probablement pour cette raison que je suis si inquiet. Il n'y a rien qui semble pouvoir susciter le moindre problème. Si je repérais un défaut, je me sentirais mieux.
Bon, eh bien, voilà ! Tout est prêt.
Alors, pourquoi cet enfoiré est-il toujours décidé à venir ?
Ironiquement, ce fut pendant que Loredan faisait son inspection qu'un homme se présenta aux sentinelles du camp de Temrai pour lui confirmer ce qu'il avait besoin de savoir. Le jeune chef n'était pas vraiment inquiet, mais cela faisait toujours plaisir de s'ôter un doute.
— Tout sera prêt, lui confirma le messager. Dans les délais. Exactement comme convenu lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, dans la Cité.
— Je n'ai jamais eu la moindre inquiétude, répliqua Temrai avec sincérité. Tu peux nous faire confiance pour la suite des opérations.
Son interlocuteur prit l'air dubitatif. Temrai ne se donna pas la peine de lui expliquer. Il n'aimait pas beaucoup ces gens car tout son plan reposait sur leurs épaules. Mais il leur faisait confiance. On peut douter de l'existence des dieux, de l'amour d'une épouse, d'une mère ou d'une fille, de la loyauté d'un ami, mais on peut toujours compter sur ceux qui ne sont motivés que par l'argent. C'est en s'appuyant sur cette certitude qu'il allait faire trembler le monde.
— Reconnaissez-le, dit Gannadius d'une voix à peine audible dans le brouhaha des conversations de la taverne. Votre raison vacille. Ceci est le genre de farce à laquelle je m'attendrais de la part d'un étudiant de deuxième année mais certainement pas du Patriarche de l'ordre !
Il aurait pu ajouter que le Patriarche de l'ordre était aussi sérieusement malade et terriblement surmené, mais il se retint. Il n'était pas utile de préciser ce qu'ils savaient déjà tous les deux.
— Voilà pourquoi j'avais besoin de me changer les idées, dit Alexius en répondant à ce que sous-entendait le reproche. Et là, c'est un changement. (Il sourit dans l'ombre du bord flottant de son gigantesque chapeau.) Je m'amuse. C'est très distrayant.
— Je croyais que vous m'aviez dit que vous étiez trop facilement distrait ? demanda Gannadius en avalant une gorgée de vin corsé au goût désagréable. Pourquoi se donner tant de peine pour cela ?
Alexius haussa les épaules.
— Soyez charitable. Je ne me suis pas rendu dans un endroit pareil depuis vingt ans. De plus, ajouta-t-il d'une voix qu'il espérait plus mature, je peux ainsi me rendre compte de visu de l'ambiance qui règne dans la ville.
Gannadius se garda bien de faire l'honneur d'une réponse à un pareil tissu d'absurdités.
— Si jamais quelqu'un venait à vous reconnaître…
— Il me montrerait du doigt et dirait : « Il y a un clochard dans le coin là-bas qui ressemble comme deux gouttes d'eau au Patriarche. » Et ses amis lui répondraient : « Ne sois pas idiot, les oreilles du Patriarche ne sont pas aussi décollées que ça. » Les gens ne voient que ce qu'ils s'attendent à voir. (Il vida sa coupe et la reposa sur la table.) Encore une dernière et cela suffira. Dire qu'il fut une époque où je pouvais en boire cinq et rester capable de réciter les trente-deux hypothèses cardinales. J'ai bien peur que ce temps soit révolu.
— J'y vais, soupira Gannadius en se levant. Et si quelqu'un s'avise de vous parler, dites-lui que vous êtes un lépreux.
Peut-être que Gannadius a raison, songea Alexius. Peut-être que cet accès de puérilité est causé par le stress et un excès de responsabilités. Il est quand même incongru que le Patriarche ressente soudain le besoin irrésistible de revêtir des habits dépenaillés pour se rendre dans une taverne de la Cité Basse, même s'il ne s'agit pas vraiment d'un établissement mal famé. Je devrais être dans ma cellule, allongé sur le dos, à calculer des extrapolations purement théoriques en regardant cette étonnante mosaïque. Mais il est infiniment plus agréable de venir ici pour se clarifier l'esprit.
Et il en avait besoin. Ses tempes battaient sous l'effet du vin, du bruit ou de quelque chose d'autre. Mais, depuis peu, il avait pris l'habitude des migraines car il avait été bombardé au Conseil de sécurité et il devait maintenant consacrer ses journées à empêcher le préfet et le représentant de la Couronne adjoint de se sauter à la gorge. Ce n'était pas tout à fait vrai : il devait plutôt occuper le préfet tandis que le représentant de la Couronne adjoint faisait son travail. Il savait qu'il ne pouvait pas faire davantage pour la Cité et il s'était attelé à la tâche avec un zèle qu'il n'avait jamais connu auparavant. Grâce aux dieux, il avait Gannadius pour diriger l'ordre à sa place pendant ce temps. Il devrait peut-être dire : grâce aux intérêts personnels méticuleusement mûris de ce dernier. Maintenant qu'il avait été officiellement nommé vice-patriarche, il était assuré d'accéder un jour au poste le plus important de leur congrégation. Et pourtant, Alexius doutait que Gannadius porte vraiment beaucoup d'intérêt à cette promotion. C'était étrange, il avait soigneusement évité sa compagnie jusqu'à un passé fort récent, et il était aujourd'hui sincèrement convaincu qu'il n'avait jamais eu quelqu'un qui ressemble autant à un ami depuis son accession au titre de Patriarche.
Cela n'était pas tout à fait vrai non plus. L'homme sur qui il avait lancé la malédiction, Bardas Loredan, était un ami lui aussi. Il pouvait lui parler librement, lui confier ses peurs et ses contrariétés. Il était remarquable que l'amitié puisse faire irruption dans les dernières années d'une vie aussi soudainement et sans crier gare. C'était comme s'il avait découvert l'usage de ses yeux à un âge où tout le monde commence à devenir aveugle.
— Voilà votre coupe et puissiez-vous vous étrangler en la buvant, marmonna Gannadius en la posant brusquement sur la table et en se glissant maladroitement sur son banc. Je pourrais vous faire remarquer que si votre but était de consommer des quantités éhontées de vin bon marché, nous aurions pu nous rendre dans le cellier de l'Académie et ne pas débourser la moindre pièce.
— Certes, mais où serait le plaisir ? fit doucement remarquer Alexius. Et puis, comme je vous l'ai dit, nous sommes ici pour le travail. Vous avez remarqué cet air apparent de normalité, cette absence de crispation et de panique. Le moral des citoyens reste indubitablement élevé, c'est encourageant.
Gannadius renifla.
— Ces imbéciles n'ont pas encore pris conscience de la gravité de la situation. Ou bien ils ont déjà oublié, ou ils pensent que le danger est écarté. Il n'est pas très loin le temps où ils participaient aux émeutes dans les rues.
— Nous avons organisé une émeute lorsque j'étais en troisième année, dit Alexius d'un ton rêveur. Un groupe de novices avait volé un cochon au marché aux bestiaux. Ils l'avaient enduit d'ocre rouge qu'ils avaient trouvée dans le chemin des Commissaires-Priseurs. Puis ils l'avaient revêtu de la robe du commissaire à l'Égalité du commerce. Ils avaient poursuivi la pauvre bête jusqu'au bout de la promenade de la Cité, jusqu'à ce qu'ils tombent sur un détachement de la garde. Ceci aurait dû marquer la fin de l'histoire mais un groupe d'étudiants dépravés, qui venaient de boire plus que de raison pour fêter la fin de leurs examens de troisième année, passa par là. J'en faisais partie. Quand nous avons vu nos camarades entre les mains d'une force hostile, nous nous sommes aussitôt lancés à leur secours. Personne ne fut sérieusement blessé, ajouta-t-il sur la défensive, et l'ordre paya pour les dommages causés. Et les gardes apprirent une bonne leçon dans le délicat exercice de leurs fonctions face à de jeunes privilégiés pris de boisson.
— Je vois, dit sèchement Gannadius. Et comment réagiriez-vous si une bande de vos étudiants de première année faisait la même chose ? Vous déclareriez un jour férié et vous les inviteriez à dîner dans le grand hall ?
— Certainement pas, répliqua Alexius. Je les ficherais à la porte de l'ordre avant de les livrer aux autorités civiles. Nous ne pouvons pas tolérer ce genre de comportement irrespectueux.
— Je suis fort aise de vous l'entendre dire ! (Gannadius avala une gorgée de vin et fit la grimace.) Vous pouvez boire le mien aussi si vous le souhaitez. J'ai déjà une bonne migraine. Il n'est pas utile que je lui fournisse de quoi empirer.
Alexius le regarda.
— Vous aussi ?
— Pourquoi ? Vous avez…
— Depuis que nous sommes entrés ici. J'en attribuais la cause à la qualité du vin et à l'ambiance, mais si vous êtes dans le même cas que moi…
— Nos amis d'Île ? Oh, non ! Pas encore une fois, par pitié ! N'avons-nous donc pas assez d'ennuis ?
— Il semblerait que non.
Gannadius jeta subrepticement un regard autour de lui.
— Je ne les vois pas. Ce doit être le vin. Les migraines trouvent parfois leur origine dans des causes naturelles, vous savez. (Il regarda sa coupe.) Et je fais montre de beaucoup de condescendance en qualifiant cette mixture parasiticide pour moutons de naturelle. Je ne crois pas que cette chose ait un rapport quelconque avec des grappes de raisin et de la levure dignes de ce nom.
Il vit Alexius se détendre.
— Vous avez sûrement raison. Ce doit être ce mauvais vin, nous en avons trop bu et nous avons l'imagination trop prompte à s'emballer. Nous devrions peut-être rentrer maintenant.
Ils s'étaient donné beaucoup de mal pour se déguiser sans commettre d'impair, mais ils n'avaient pas songé qu'ils portaient les habits d'une caste de gens qui n'étaient généralement pas les bienvenus dans cette catégorie d'établissement. Ils se levèrent en prenant grand soin de ne déranger personne : se faire jeter dehors manu militari n'était certainement pas la meilleure manière de passer inaperçu.
Tout se serait probablement bien passé si Alexius n'avait pas trébuché sur un petit sac en cuir que quelqu'un avait laissé traîner entre deux tables. Il partit en avant et heurta le dos d'un client qui regagnait sa table avec un pichet rempli de cidre chaud et épicé. Tandis que le breuvage se répandait le long de sa jambe, l'homme hurla de douleur en tournant en rond.
— Espèce de crétin, aboya-t-il. Regarde ce que tu viens de faire !
Alexius bredouilla des excuses, mais pas d'une voix assez forte pour qu'elles soient entendues. Le client referma une main énorme sur son col.
— Tu vois ces pantalons, ils sont fichus ! Et quelqu'un va devoir me les rembourser.
— Certainement, dit Gannadius de son ton le plus conciliant, peaufiné au cours de centaines de joutes oratoires tenues lors des réunions de la faculté.
Malheureusement, il avait oublié que son ton hautement diplomatique ne convenait guère à l'aspect que lui donnait son déguisement. Le client furieux ne pouvait manquer de le remarquer. Gannadius n'arrangea pas vraiment la situation en continuant d'assurer sur un ton suave et apaisant qu'une juste compensation était parfaitement justifiée. Il porta la main à sa hanche pour y décrocher sa bourse, mais avant qu'elle ait parcouru la moitié du chemin qui l'en séparait, le client la saisit et la tordit douloureusement.
— Mais qui diable êtes-vous ? demanda l'homme.
Les autres clients de la taverne commencèrent à tourner la tête pour voir ce qui se passait.
— Cela a-t-il de l'importance ? demanda une voix.
Alexius regarda autour de lui pour savoir qui avait parlé. Il aperçut juste derrière l'agresseur la silhouette d'un homme massif, grand, solidement bâti et chauve. Il parlait avec un accent étranger mais familier ; très familier en fait.
— Ce respectable monsieur vient de dire qu'il paierait pour les dégâts, poursuivit-il. Alors, surveille tes manières !
Le client lâcha Gannadius et porta les mains à ses tempes, comme s'il souffrait.
— D'accord, d'accord ! Pas besoin que quelqu'un d'autre se mêle de cette histoire. Du moment que j'ai mon argent…
L'archimandrite lui donna une somme qui devait suffire à le vêtir d'hermine de pied en cap, saisit Alexius par le coude et l'entraîna vigoureusement dans l'air froid de la nuit.
— Par tous les dieux, Alexius, je savais que ces extravagances nous attireraient des ennuis ! Nous aurions facilement pu être reconnus.
— Nous l'avons été, répliqua le Patriarche avec lassitude. Oh, ne vous inquiétez pas. Nous ne serons pas la risée de la Cité demain, si c'est ce que vous craignez. Mais nous avons bel et bien été reconnus, je peux vous l'assurer. (Il s'aperçut qu'il avait les pieds dans une flaque qui ne contenait pas que de l'eau et fit un pas de côté.) Venez, rentrons chez nous avant qu'une autre idée stupide nous passe par la tête.
Il s'engagea dans la rue d'un pas plus rapide et assuré que Gannadius ne l'en aurait cru capable. Le Patriarche semblait trop préoccupé pour se souvenir de son infirmité. L'archimandrite se lança à sa poursuite.
— Vous avez beau jeu d'affirmer que nous avons été reconnus, siffla-t-il. Vous ne pouvez pas en rester là. Par qui, que diable ?
— Par notre sauveur, répondit Alexius par-dessus son épaule. Ce grand chauve. (Il soupira.) Imaginez un peu, je commençais vraiment à croire que toute cette histoire était en train de se calmer. Ce n'était que le commencement.
— Alexius, si vous avez l'intention de jouer les oracles avec moi, je préfère abandonner tout de suite. Expliquez-moi un peu, par pitié !
Le Patriarche laissa échapper un faible sourire.
— Gannadius, vous me surprenez. J'ai toujours pensé que vous étiez observateur. J'étais persuadé que vous l'aviez reconnu.
— Mais reconnu qui ? Le chauve ? Je croyais que vous aviez dit que c'était lui qui nous avait reconnus !
— Il l'a fait. (Alexius s'arrêta un moment pour reprendre son souffle.) Il nous a reconnus et je l'ai reconnu. Et dans la mesure où je ne crois pas aux coïncidences au point d'être d'une naïveté aveugle, je ne peux qu'en conclure que c'est lui qui nous a fait venir ici, d'une manière ou d'une autre. (Il secoua tristement la tête.) Je suppose que cela explique mon désir subit d'aller boire dans une taverne alors que je ne l'avais pas fait depuis vingt ans. Je me demande comment il arrive à faire cela.
— Alexius…
— Il était présent dans le rêve que nous avons tous fait. Vous ne vous souvenez vraiment pas ? (Alexius inspira profondément et expira lentement par les narines.) C'était Gorgas Loredan.